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Le défi du
temps
En 2007, la
manifestation avait pour thème de réflexion « Le défi du temps ». Le texte de cette intervention est reproduit ci-dessous dans son intégralité, ainsi que la bibliographie qui l’accompagne. (Parution originale : Cahiers de l’Institut de la Méthode n°30, Association Ferdinand Gonseth, St-Imier, novembre 2007) F.R. Temps et science-fictionIntroductionCadre et limitesLoin de moi la prétention de relever ici « le défi du temps », au sens d’une gageure philosophique. Mon propos n’est pas celui d’un penseur astreint à une conceptualisation rigoureuse, mais les notes de voyage, éparses et lacunaires, d’un explorateur de l’imaginaire. Cet imaginaire se restreindra à un domaine, la science-fiction (SF). Non qu’il s’agisse d’exclure d’autres champs, comme le rêve, la mythologie, le merveilleux des contes ou de la fantasy, ou encore le fantastique. Simplement, la science-fiction reste mon terrain de prédilection, et celui que je connais le mieux. Disons, en préambule personnel, que j’affectionne depuis l’enfance les histoires et les images de science-fiction. J’en ai consommé sous toutes ses formes, un appétit insatiable qui perdure et se chiffre en milliers de romans, de bandes dessinées, de films. Cette passion m’a conduit à rencontrer d’autres amateurs acharnés comme moi, mais aussi des artistes et des écrivains oeuvrant dans le même esprit. Des fréquentations qui m’ont amené à publier un recueil de dessins (je suis illustrateur à mes heures) et quelques nouvelles. Mais c’est dans une perspective analytique que j’ai surtout écrit ces dernières années, en rédigeant divers articles critiques ainsi que deux livres documentaires sur la science-fiction (cf. bibliographie). Je crois utile d’inviter le public profane comme les spécialistes à s’interroger sur la SF. Les questions que suscitent ses univers sont nombreuses : De quels désirs, de quelles inquiétudes se fait-elle la messagère ? Ses inventions sont-elles de pures chimères, ou des avertissements utiles ? Ses œuvres nous aident-elles à intégrer les dernières données de la science, à prévoir leurs implications dans nos vies, à modifier en conséquence notre vision du monde ? J’espère vous montrer qu’en abordant le thème du temps, tel que l’ont traité les auteurs de science-fiction, de telles questions méritent d’être posées. Au-delà des fantaisies et des aventures extraordinaires proposées par les romanciers, s’ouvrent des perspectives de réflexion insoupçonnées. Dans les uchronies ou les histoires de voyages temporels, l’imagination met en question le cours de l’Histoire, le destin, le sens de la flèche du temps, l’inéluctabilité des événements. À leur manière, tous ces récits « défient » le temps. Puissent-elles offrir autant d’occasions d’étonner le philosophe. Qu’est-ce que la science-fiction ?Je dois à Patrick Gyger, qui préside aux destinées de la Maison d’Ailleurs, à Yverdon-les-Bains, l’opportunité de cet exposé. Le directeur-conservateur du musée de l’utopie et de la SF m’a en effet demandé de vous parler à sa place du temps dans la science-fiction, en tant que membre du Conseil de Fondation de l’institution. La Maison d’Ailleurs a été fondée en 1972 par Pierre Versins (1923 - 2001). Ce collectionneur et érudit français est l’auteur d’une monumentale Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction (1972), une somme de 1000 pages qui reste une référence pour les connaisseurs du monde entier. Versins a également forgé une définition de la science-fiction dont la pertinence n’a d’égale que la concision. Comme avant de poursuivre, il me paraît utile de circonscrire clairement le sujet traité, je n’hésite pas à emprunter les mots choisis par le fondateur de la Maison d’Ailleurs. Cette définition tient en trois mots : conjecture romanesque rationnelle. L’étiquette peut paraître austère. Elle n’en concentre pas moins l’essentiel : le nom « conjecture » signifie hypothèse, saut dans l’imaginaire ; l’adjectif « romanesque » précise qu’il n’y a pas seulement fiction, mais récit ; enfin, l’épithète « rationnelle » ajoute aux deux premiers termes un lien avec la raison – raison prise au sens des sciences ou à celui des Lumières. Un substantif flanqué de deux adjectifs. Le premier affirme la prééminence de l’imagination, les deux autres la modulent, respectivement dans la forme et dans l’esprit. On chercherait en vain, chez d’autres critiques, une formule aussi efficacement synthétique. L’Utopie de Thomas More, les voyages extraordinaires au sens de Jules Verne ou de Jonathan Swift, ainsi que la science-fiction moderne entrent dans les catégories fixées par Versins. Ces narrations imaginent des sociétés ou des artifices que la raison (scientifique ou politique) pourrait concevoir et gérer dans le prolongement du présent. L’Utopie de More est découverte comme une île australe, et les mœurs de ses habitants, observées comme celles d’une peuplade exotique. Rien qui n’offense le bon sens d’un lettré du XVIe siècle, bercé de récits de voyages. L’obus qui emporte les héros de Autour de la Lune, ou l’île volante de Laputa des Voyages de Gulliver, tenue en suspension dans le ciel par un puissant champ magnétique, ne contrarient pas a priori la science de leur temps. En revanche, les aventures de Harry Potter, pleines de sorciers et de sortilèges, font intervenir des éléments surnaturels qui échappent à la raison. Cette fantasmagorie relève du fantastique, non de la SF. Pareillement, la trilogie Le Seigneur des anneaux de Tolkien se situe dans un univers de légende, dont les sortilèges se rient des lois physiques. Nous nous trouvons dans le merveilleux, en plein conte de fées, et non dans un imaginaire rationnel. Les grands thèmesLe mot science fiction a été inventé en 1926 par un éditeur de magazines américain. C’est dans ces revues populaires, qui publiaient des récits dans la ligne de Jules Verne et de Herbert George Wells, que se sont cristallisés les principaux thèmes du genre. Un répertoire qui offrira une mine d’inspiration inépuisable aux créateurs qui suivront. Voici les plus connus de ces sujets, tels que la science-fiction les exploitera jusqu’à aujourd’hui : · L’Autre, l’Ailleurs. L’exploration spatiale et la découverte de civilisation extra-terrestres, illustration du principe de la pluralité des mondes, cher à Giordano Bruno et à Fontenelle. · La Machine. Le développement de nouvelles technologies, rivalisant avec la nature (robots, cyborgs, intelligences artificielles, etc.) · L’Homme modifié. Les transformations futures de l’homme et de la société · L’Evolution. Le devenir de la Terre, du vivant, du cosmos (catastrophes, mutations, régressions, fins du monde) · La Réalité. Les autres dimensions, les mondes parallèles et (plus récemment) les réalités virtuelles et enfin : · Le Temps, le thème qui retiendra notre attention. De tous les sujets traditionnellement abordés par les auteurs de SF, le temps est sans doute le plus difficile à caractériser, parce que souvent mêlé à d’autres motifs. On connaît la trame traditionnelle des histoires de voyages dans le temps, mais ce traitement n’est de loin pas la seule manière d’accommoder le temps dans la science-fiction. Beaucoup de récits s’y réfèrent de manière indirecte, déviée, allégorique. Les rôles du temps dans l’imaginaire SF sont variés et féconds, suscitant à chaque fois de nouvelles fictions… et autant de façons de penser la durée, la finitude, la permanence des êtres et des événements. On le verra à la lumière d’exemples concrets, tirés de la littérature et du cinéma.
Les visages du temps en science-fiction
Le temps en boucleL’Antiquité se représentait la marche du temps sous la forme d’un grand cycle, où les ères heureuses succédaient naturellement aux périodes sombres de l’Histoire. « Voici que recommence une grande série de siècles » annonce Virgile au début de sa quatrième Bucolique, qui prédit le retour fastueux de l’Âge d’or. La science-fiction a souvent repris à son compte cette conception cyclique du temps. Non tant pour sacrifier au mythe de l’éternel retour que pour affirmer, au-delà de l’apparence de la durée, une dimension supra-temporelle qui gouvernerait le cosmos. Ainsi en est-il de l’épopée astronautique de 2001, l’Odyssée de l’espace, roman de Arthur C. Clarke dont Stanley Kubrick fera un monument du 7e art. Dans le livre comme dans le film, l’équipage d’un vaisseau spatial est attiré aux confins du système solaire par des signaux extra-terrestres. Là, le dernier survivant de l’expédition est happé hors de l’espace connu, dans un environnement où l’écoulement du temps n’est plus linéaire. Ainsi le héros assiste-t-il à sa propre mort, que suit sa résurrection sous forme de fœtus nageant entre les étoiles. La caméra de Kubrick a figuré ce basculement hors de l’espace-temps par une succession de scènes oniriques, mêlant couleurs psychédéliques et blancheur éblouissante. Un traitement qui montre que le propos est passé à un niveau supérieur, hors de l’enchaînement logique des causes et des effets. Le cycle mort-renaissance qui s’achève sur décor interstellaire augure la promotion de l’humanité à un nouvel ordre cosmique, une dimension que l’intelligence ordinaire ne peut saisir que sous forme de métaphore affranchie du temps, quasi religieuse. La science, qu’on a vue à l’œuvre durant toute la première partie du film, n’est pas niée par ce dénouement symbolique. Au contraire, ces images sibyllines sont la marque d’une nouvelle forme de connaissance qui dépasse l’ancienne et l’englobe dans une boucle temporelle, concept propre aux mythes et aux légendes. À ce stade d’évolution, hors de portée de nos pauvres instruments, le seul langage approprié est celui du sacré. Pour reprendre une citation célèbre de Clarke, « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ». Le temps immobile.Le cycle antique des âges n’est pas la seule conception non linéaire du temps dont a hérité la science-fiction. La SF porte en elle une autre tradition, celle de l’utopie. L’utopie, inventée formellement par Thomas More, n’est pas sans racines, religieuses entre autres. L’« Île de nulle part » de More, où s’épanouit une société idéale, rappelle l’Eden biblique ou le règne de mille ans de bonheur promis aux élus avant le Jugement dernier. Dans l’Utopie comme dans le millenium de l’Apocalypse de Jean, l’Histoire des hommes s’interrompt pour faire place à un âge figé dans la perfection. Pour Platon et les utopistes, cet état d’équilibre est maintenu par des lois justes et immuables. Pour les millénaristes, le bonheur sur Terre résulte d’une promesse divine. Dans les deux cas, le temps s’arrête. L’Utopie de Thomas More ou La Cité du soleil de Campanella sont des tentatives de cristalliser un système social en monde clos, interdit de changement. Rien ne s’y passe qui marque les annales, puisque tout s’y répète indéfiniment, comme une mécanique inusable. Les auteurs d’anticipation modernes ont retourné le fantasme d’immuabilité des utopistes en visions cauchemardesques. L’utopie devient dystopie, ou contre-utopie, un univers où le devenir individuel est aboli. Le Meilleur des mondes, de Aldous Huxley est une utopie scientifique où, de la naissance à la mort, le sort de chaque citoyen est exactement planifié. La sélection des embryons, le conditionnement psychologique, l’usage de stupéfiants permet de contrôle de tous les rouages de la société, sans échappatoire possible. Symptôme révélateur, on entretient dans cette civilisation le culte d’une éternelle jeunesse, et tous les signes de vieillissement sont gommés par des moyens chimiques ou chirurgicaux. La négation du temps caractérise
l’utopie comme la dystopie, son double négatif. Ces sociétés, confites
dans l’Idéal telle la République platonicienne ou encloses dans un
cauchemar sans issue, ne s’autorisent plus d’évoluer. Pourquoi prévoir
des lendemains à un éternel présent ? Mais, pour ses citoyens, une
société sans histoire est-elle réellement vivable ? Les temps à venirLe temps bouclé sur lui-même, ou le non-temps des utopies appartiennent à des traditions qui s’abstraient de l’Histoire. La plupart des récits de science-fiction, à l’opposé de ces conceptions passéistes, s’inscrivent dans le temps historique, qu’ils prolongent dans l’avenir. C’est la démarche - largement majoritaire en SF – de l’anticipation. Soit la projection de l’imaginaire dans le futur. L’anticipation peut envisager un avenir proche par extrapolation linéaire du présent ou un futur très lointain, qui diverge totalement de l’évolution du monde que nous pressentons. Les romans Tous à Zanzibar de John Brunner ou Neuromancien de William Gibson, dont la portée anticipatrice est limitée à quelques décennies, mettent en scène un futur où les travers de la fin du XXe siècle se sont exacerbés. Le roman de Brunner, paru en 1968, accélère le déferlement des fléaux modernes que sont la pollution, l’épuisement des ressources naturelles et la surpopulation. La crise de l’énergie, la faille économique et sociale qui sépare l’Occident des pays en développement, l’utilisation sauvage des biotechnologies, la montée des extrémismes, tout prend une allure asymptotique qui précipite la planète vers l’Apocalypse. L’écrivain britannique est un pessimiste qui accentue les pires tendances de l’actualité. Son roman est conçu comme une mosaïque de faits journalistiques, servis au lecteur comme autant de nouvelles alarmantes. Avertissements d’autant plus percutants que dans ces extrapolations, rien, ou presque, ne sort du champ du prévisible. William Gibson exerce aussi son talent à la prédiction à court terme, mais dans un registre moins résigné à la catastrophe. Le romancier américain concentre ses anticipations sur le développement des technologies de l’information : réseaux informatiques tentaculaires, foison de réalités virtuelles, connexion directe de dispositifs et de prothèses électroniques à l’anatomie humaine. La Terre est devenue une mégapole survoltée, dirigée par des conglomérats politico-économiques aux frontières indécises, partagées entre la réalité matérielle et le cybermonde, l’univers artificiel tissé par internet et les technologies informatiques. Neuromancien, qui paraît plus de 15 ans après Tous à Zanzibar, n’est plus un catalogue de calamités. Les transformations prévues par Brunner se sont bel et bien produites, mais l’humanité les a intégrées en une nouvelle forme de civilisation. Neuromancien est à cet égard une anticipation post-moderne, où les innovations technologiques et les transmutations qu’elles ont entraînées ont modifié à la fois l’homme et son environnement. Au réalisme catastrophiste de Brunner, qui lance un cri d’angoisse, répond l’esthétique « cyberromantique » de Gibson, qui s’accommode des changements à venir. Les visions du futur proposées par Brunner et Gibson ne sont pourtant que deux prolongements possibles de notre actualité, parmi de multiples autres anticipations. En se plongeant dans la lecture successive de romans de SF, on voit se déployer autant de futurs probables, dans un éventail de lendemains tantôt fascinants et tantôt effroyables. Comme si, entre les doigts du présent, l’avenir s’ouvrait comme une gerbe de possibles. L’abîme des tempsL’anticipation à court terme met l’avenir à portée de main en prolongeant l’actualité de quelques décennies. Mais il est en SF d’autres visions qui, elles, enjambent siècles et millénaires pour englober l’immensité du temps cosmique. Une ampleur de vue qui relègue la durée de toute l’histoire humaine à celle d’un battement de cil. Les Derniers et les premiers, oeuvre du britannique Olaf Stapledon, n’embrasse pas moins de deux milliards d’années. L’intrigue débute vers 1930 – l’année où paraît le roman – et s’achève 400 pages plus loin, avec la disparition de la dix-huitième espèce d’humanité, anéantie par l’explosion d’une supernova au voisinage du système solaire. Entre-temps, se succèdent des évolutions prodigieuses et des régressions abominables, des expansions triomphantes et des guerres sans merci, des catastrophes et des mutations. Au lieu de personnages, ce sont des civilisations entières qui naissent et meurent sous la plume de Stapledon, sur une échelle temporelle proprement astronomique. Dans un tel panorama littéraire, la dimension temporelle est magnifiée, mais notre courte destinée, elle, est réduite à l’insignifiance. Face à ce déploiement, la relativité de notre durée individuelle apparaît de manière flagrante. Les Derniers et les premiers incite certes à la modestie, mais offre aussi une manière de se situer dans l’incommensurable. Notre devenir n’est plus individuel, mais celui de tous nos descendants. L’aventure personnelle, si vite passée, se fond dans l’épopée collective, seule apte à franchir l’abîme des temps. Le temps relatifEinstein a démontré que l’écoulement du temps n’est pas uniforme. La durée est une donnée élastique qui varie en fonction de la vitesse à laquelle se déplace l’objet (ou l’observateur) considéré. La science-fiction ne s’est pas privée d’exploiter cette étonnante propriété. Le héros de La Planète des singes, de Pierre Boulle revient sur Terre 700 ans après son départ. Mais comme son voyage interstellaire s’est accompli à une vitesse voisine de celle de la lumière, lui-même n’a vieilli que l’équivalent de 4 années terrestres. Lorsqu’il atterrit sur sa planète d’origine, il constate que les conditions de vie ont radicalement changé et qu’une race de singes intelligents a réduit les derniers hommes en esclavage. D’autres récits imaginent que le temps subit dans certaines conditions de fulgurantes accélérations, alors qu’en d’autres lieux, sa marche est excessivement ralentie. Dans L’Oeuf du dragon, de Robert Forward, une expédition humaine tente d’approcher une civilisation se développant sur un monde miniature où le temps s’écoule un million de fois plus vite que sur Terre. Un premier contact est établi alors que les habitants de L’Oeuf du dragon font preuve d’une forme primitive d’organisation sociale. Quelques semaines plus tard, la communication est rendue impossible parce que la civilisation qui s’est développée dans le micro-univers dépasse en intelligence et en complexité toutes les facultés de compréhension humaines. La même frustration est lisible dans Le Temps, un conte ultra-bref de Jacques Sternberg : - Je vous aime, déclarai-je à Sylgère qui habitait la planète Drouge. Voulez-vous m’épouser ? Vingt ans de ma vie passèrent. J’eus même le temps de mourir. Sylgère se tourna vers moi.
-
Mais oui, répondit-elle
immédiatement, sans hésiter. Le temps spatialiséDans les œuvres que nous avons examinées jusqu’ici, le temps n’est pas en lui-même matière à conjecture. Même ralenti ou comprimé, il s’écoule inexorablement, dans la direction voulue par les horloges et le sens commun. Mais avec La Machine à voyager dans le temps, de H. G. Wells, ces propriétés volent en éclats. L’écrivain britannique prend Héraclite à la lettre : le temps est un fleuve. Donc, comme n’importe quel cours d’eau, on peut remonter ou descendre son cours à volonté. L’idée du voyage dans le temps est une simple analogie : comme un bateau se déplace en avant ou en arrière sur une rivière, Wells imagine un véhicule qui avance ou recule dans le temps. La flèche du temps n’est-elle pas, à l’image des coordonnées spatiales sur un graphique, une dimension comme une autre ? Le héros du roman de Wells entreprend, grâce à son invention, d’explorer le futur. Son voyage comprendra plusieurs étapes, toujours plus éloignées de son point de départ. Il fera une halte prolongée au XXXe siècle, une ère où l’humanité s’est scindée en deux espèces distinctes, l’une douce et oisive, l’autre prédatrice. Puis il poursuivra son périple, jusqu’à atteindre le rivage désolé d’une Terre agonisant sous un soleil presque éteint. Le voyageur et sa machine disparaîtront dans une ultime tentative de plonger dans le futur, au-delà de la fin du monde. Le temps chez Wells, comme après lui chez des générations d’écrivains et de cinéastes, est spatialisé. Christopher Priest, un autre auteur britannique, inaugure son roman Le Temps inverti par une phrase révélatrice : « J’avais atteint l’âge de mille kilomètres ». On se déplace dans le temps déplace comme le long d’un axe, visitant aussi bien les époques passées que les âges à venir. Cette astuce romanesque ne repose sur aucune caution scientifique, du moins dans l’univers macroscopique qui est le nôtre, où tous les phénomènes physiques suivent strictement la flèche du temps et les lois irréversibles dictées par l’entropie. Mais malgré leurs aberrations, les histoires de voyage dans le temps sont traditionnellement rangées au rayon science-fiction. Par analogie avec la conquête spatiale, mais aussi parce que l’hypothèse du voyage dans le temps est traitée par les auteurs de SF comme une conjecture rationnelle, avec un souci de vraisemblance aussi contraignant qu’un autre champ d’exploration scientifique. Paradoxes temporelsVoyager dans le temps n’est pas aussi simple que se déplacer dans l’espace. Surtout si on se rend dans le passé. Le Voyageur imprudent, héros d’un roman éponyme de René Barjavel, remonte le fleuve du temps jusqu’au début du XIXe siècle. Son dessein est d’assassiner Bonaparte avant qu’il ne devienne Napoléon, afin d’infléchir le cours de l’Histoire. Mais la balle rate sa cible et atteint un soldat du futur empereur, qui meurt à sa place. Or il se trouve que ce soldat est l’ancêtre du Voyageur. « […] il a tué son ancêtre avant que celui-ci ait eu le temps de prendre femme et d’avoir des enfants. Donc il disparaît, c’est entendu. Il n’existe pas, il n’a jamais existé. […] Mais s’il n’existe pas, s’il n’a jamais existé, il n’a pas pu tuer son ancêtre. […] Donc il existe. » Voici, clairement exposé, le principe d’un paradoxe temporel. Cette problématique est au cœur d’un nombre impressionnant d’histoires de science-fiction. La SF n’aura de cesse d’inventer des intrigues où les héros modifient leur propre histoire et en subissent les conséquences – souvent absurdes - une fois revenus à leur époque d’origine. Le paradoxe temporel peut susciter divers raisonnements : pour les pragmatiques, il prouve que le voyage dans le temps est impossible et confirme l’inéluctabilité du passé ; pour les esprits imaginatifs, il devient une forme inédite de koan zen qui force la logique ordinaire à se remettre en question ; enfin, le paradoxe temporel peut aussi suggérer l’existence d’univers divergents, qui naissent lorsque deux réalités possibles se font concurrence. Ainsi, dans l’exemple du Voyageur imprudent, le paradoxe serait résolu par la division de l’axe du temps en deux réalités parallèles, au moment où le héros fait feu. L’une où l’ancêtre est tué, et l’autre où il reste vivant. Le temps multipliéL’existence de réalités (et de temps) multiples est une autre conjecture chère aux auteurs de science-fiction, surtout lorsqu’entre ces destinées parallèles s’ouvrent des failles ou des passages. La Machine lente du temps de Elisabeth Vonarburg est une histoire d’amour déclinée dans une enfilade d’univers parallèles. Ces mondes jumeaux sont communicants, et par des portes secrètes certains initiés peuvent transiter d’une réalité à l’autre, échanger des informations et même nouer des rapports amoureux. C’est tout le drame de La Machine lente du temps : un gardien de porte s’est épris d’une voyageuse, qui l’a quitté pour reprendre son périple entre les mondes. Peut-il espérer que son amante lui revienne ? Et dans cette éventualité, sera-t-il sûr de retrouver la même femme, et non sa jumelle débarquée d’une réalité différente ? Qu’advient-il des relations transversales qui se tissent entre les habitants de réalités divergentes ? Les sentiments que j’éprouve dans cet univers-ci ont-ils leur pareil dans celui d’à côté ? Est-ce que les êtres peuvent vivre leurs passions au-delà des circonstances hasardeuses de leur venue au monde ? Existons-nous seulement à titre particulier sur une Terre unique, ou partageons-nous notre identité avec une multitude de doubles, habitant une chaîne continue de réalités alternatives ? En un mot, vivons-nous une seule existence, ou la résultante d’une infinité de possibles ? La question aurait pu interpeller un Leibniz et sa théorie des monades.
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